Une lettre ouverte qui laisse son empreinte

AGRICULTURE. La lettre ouverte crève-coeur de Frédéric Jacob publiée dans La Terre continue de faire couler beaucoup d’encre.

Le producteur laitier de la Ferme RBJ de Saint-Stanislas a en février dernier publié dans plusieurs médias une lettre ouverte en réponse à ceux qui s’insurgeaient contre l’utilisation du palmite dans la nourriture des vaches laitières. Le palmite est la moelle comestible du palmier, le résidu de la production d’huile de palme responsable pour plusieurs, de la disparition de nombre de forêts. Son cri résonne encore.

Frédéric Jacob n’en pouvait plus d’entendre les consommateurs accuser l’industrie d’être responsable de la dégradation de la planète. Nous lui avons offert la chance prendre de nouveau la parole, quelques semaines après son texte.

Maintenant, parlons un peu de votre indignation envoyée à la Terre. On le retrouve, le souffle encore court. M. Jacob qui par sa lettre a pris la balle au bond pour parler de l’endettement des familles de fermiers, de la disparition de nombre de fermes laitières, de ceux et celles qui face au mur, s’enlèvent la vie. Du goulot d’étranglement qui les guette.

«On n’est pas différents de tout le monde. On a des environnements d’affaires de plus en plus difficiles. L’esprit de ma lettre dit qu’on est tous dans le même bateau». M. Jacob affirme avoir retourné sa langue six fois avant de l’écrire, de le dire. «Le manque de relève, les difficultés financières, la pression augmente toujours et ont raison de nombre d’agriculteurs. L’environnement d’affaires se contracte, on a moins de marge de manoeuvre. L’agriculture est un milieu particulier. On est exposés à un paquet de choses qu’on ne contrôle pas. On se fait matraquer sur toutes les faces et c’est toujours sur du long terme. Dans cinq ans on ne sera pas 4700. Les projections disent qu’on sera 3500. Le lait va se faire quand même. Les plus gros vont être plus gros.»

M. Jacob estime que «la lettre a fait la job. On a fait un coup de circuit sans même frapper la balle».

Cette lettre, il l’a rédigée avec sa conjointe Cynthia Rivard. «Elle a su habiller mes mots d’une robe de soirée». Et il est fier de l’avoir fait. «C’est mon coup de gueule. J’ai parlé à beaucoup de journalistes et à des chercheurs m’ont appelé. Je n’ai pas eu d’échos négatifs, j’ai été surpris de voir tout le positif qui en est ressorti. Des messages hyper touchants de gens que je ne connais parfois pas. Le message qu’on voulait passer est passé. On est tous dans le même système, qu’on choisit, qu’on cautionne et si on veut le changer, il faut faire des petits gestes et se parler aussi.»

«C’est un débat de société» ajoute Richard Bouchard, président Les Producteurs de lait de la Capitale-Nationale-Côte-Nord. «Comme producteurs, comme organisation on s’est sentis un peu seuls au banc des accusés. On fait affaire avec des nutritionnistes, avec des produits homologués par Agriculture et Santé Canada. On n’utilise pas de la térébenthine. C’est un débat éthique.»

Une des solutions, c’est l’éducation et une meilleure communication entre le consommateur et le producteur. «Tout a évolué. Nos pratiques sont de plus en plus durables qu’il y a 20 ou 30 ans, la science a avancé. Demain on sera encore là. J’aimerais qu’une 5e génération cultive encore ces terres-là. C’est un bien précieux. On travaille toujours sur le long terme. La détresse dans une population est un symptôme. En amont il y a quelque chose. Il faudrait commencer à penser aux agriculteurs et en prendre soin un peu. Un programme pour le bien-être des agriculteurs?», conclut M. Jacob.

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La détresse n’est que le symptôme

À la fin des années 1990, on dénombrait quelque 14 000 fermes laitières au Québec. Il n’en reste que 4700. Cela s’explique oui par des faillites, mais aussi par le manque de relève et les fusions. Et si plusieurs estiment que les affaires vont rondement, ce n’est pas toujours le cas.

Les coûts d’exploitation explosent, les prix plafonnent, la relève se fait plus rare, les heures sont longues. La détresse s’installe chez plusieurs fermiers qui n’arrivent plus à tenir leur tête hors de l’eau et à résister à la pression.

Heureusement ce n’est pas le cas d’Alexandre Lampron et de ses trois frères qui, ensemble, gèrent la ferme laitière biologique Lampron de Saint-Boniface. Alexandre Lampron est aussi le frère de Pierre Lampron qui préside Producteurs laitiers du Canada (PLC) à Ottawa. Alexandre n’a pas lu la lettre de M. Jacob en entier et préférait ne pas la commenter ni se prononcer sur la question du palmite dans les fourrages.

Mais, sur le secteur, il dit ceci. «Notre entreprise, c’est un projet qui est rempli de défis. On a eu des imprévus comme tout le monde. On fonce même si ce n’est pas gagné d’avance. On travaille de tout coeur pour produire le meilleur lait. Il y a de plus en plus de pression. Le prix du lait n’a pas augmenté au producteur de plusieurs années et les exigences ont augmenté. Ça met de la pression sur les entreprises » explique M. Lampron qui travaille une ferme de 180 vaches et de 1000 acres en culture.

Yves Lamy, vice-président des producteurs laitiers de la Mauricie, reconnait que la lettre de M. Jacob a fait couler beaucoup d’encre et aussi fait réfléchir plus d’un. M. Lamy met les choses en perspective. Selon lui, près de 22% des producteurs laitiers utilisent le palmite, pour nourrir une partie de leurs animaux.

«C’est un supplément énergétique qui répond aux besoins d’une vache en début de lactation» et qui sert à combler le déficit énergétique qu’elle accuse et pour l’empêcher de trop maigrir. «C’est un supplément qui coûte cher». Pas de danger qu’on en fasse grand usage. «Parfois, on va réussir à faire un foin très énergétique, mais avec les sécheresses, on a eu de la misère», note M. Lamy qui est aussi un producteur laitier de Yamachiche. Sa Ferme Jeneric de 230 hectares à Yamachiche trait 55 vaches.

Quand on demande à M. Lamy de nous faire un état des lieux des producteurs laitiers de la Mauricie, il nous explique que plusieurs ont voulu avoir une ferme à échelle humaine. «Mais, quand t’es trop petit, rattraper la moyenne c’est long et ça prend beaucoup d’énergie». Et ces fermes se retrouvent prises au piège à un moment donné, dit-il. Car la technologie impose en quelque sorte une certaine capacité de production. «Et pour grossir, plusieurs s’en remettent aux banques», avoue M. Lamy.

«L’endettement, ce n’est pas faux, c’est un problème. Ça met de la pression. On peut avoir des dettes de plusieurs millions sur une ferme, ce n’est pas rare. C’est un poids». Et les sécheresses des dernières années n’ont pas aidé. «Depuis 2018 au moins qu’on se fait brasser par la météo. C’est inquiétant, quand t’es producteur laitier et que tu te rends compte en septembre que t’as la moitié de tes fourrages pour l’année! Ça ne dort pas trop bien…»