Côtoyer la folie au quotidien
PORTRAIT. Plusieurs reconnaissent Marie-Frédérique Allard comme l’une des psychiatres ayant évalué Luka Rocco Magnotta, Francis Proulx ou Richard Bain. Si ces procès hautement médiatisés frappent l’imaginaire et provoquent des réactions tranchées, ils ne représentent qu’une infime partie du travail de la psychiatre.
«Chaque fois que je commence à témoigner, je me demande ce que je fais là», avoue la Shawiniganaise d’adoption. «C’est difficile et je sais qu’on va essayer de jouer sur ma crédibilité.» Jusqu’ici, le souci d’offrir à l’accusé une évaluation juste de son état de santé a motivé Marie-Frédérique Allard.
Diplômée de l’Université de Sherbrooke en psychiatrie générale et surspécialisée en psychiatrie légale à l’Université d’Ottawa, Marie-Frédérique Allard travaille au seul Centre régional de santé mentale (CRSM) du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec (CIUSSS MCQ), situé à Shawinigan, auparavant connu sous le nom d’Hôpital Sainte-Thérèse. Elle y travaille comme psychiatre légiste, chef du programme médico-légal et chef adjointe du département de psychiatrie du CIUSSS MCQ.
Un défi que peu acceptent de relever
«Presque plus personne ne le fait. Ce n’est pas payant et ça demande beaucoup plus de temps. C’est aussi plus stressant», confie-t-elle.
Comme la quarantaine de psychiatres légistes reconnus au Québec, elle reçoit régulièrement des demandes d’évaluation psychiatrique de toutes sortes de la part du Tribunal. Elle est libre d’accepter ou de refuser. Une dizaine de psychiatres acceptent aussi de répondre aux demandes privées des avocats de la Couronne ou de la défense.
Peu importe l’issue de son rapport, la paie est la même. «Et c’est très peu considérant le nombre d’heures qu’on y met.» Si son rapport ne sert pas l’avocat, ce dernier ne l’utilise simplement pas. Les psychiatres reçoivent-ils des pressions? En fait, ils échangent très peu avec les avocats en temps normal. «Mais il y a des avocats pour qui je ne reprendrai plus jamais de mandat.»
Tête à tête avec Magnotta
À la demande de son avocat, elle a accepté d’évaluer Luka Rocco Magnotta, reconnu coupable de meurtre prémédité en 2014. En tout, elle aura passé une vingtaine d’heures en sa compagnie et elle aura pris environ 200 heures pour produire son rapport, dans lequel elle jugeait qu’il était non-criminellement responsable de ses actes en raison de sa schizophrénie.
«Je ne reverrai jamais un cas comme ça dans ma vie. Ç’a été une expérience professionnelle intéressante, mais difficile.» Elle a réfléchi longtemps avant d’accepter. «Je pense que c’était le défi de comprendre comment on en arrive là.» Elle avoue qu’au départ, elle avait une idée préconçue. «Je pensais qu’il était responsable.»
Ses entretiens avec Magnotta sont les plus complexes et difficiles de sa carrière. «Il y a certaines choses que je n’ai jamais été capable de départager si c’était vrai ou délirant», raconte-t-elle.
Elle a évidemment visionné les vidéos de ses actes. Elle a discuté avec Magnotta pendant de longues heures, dans lesquelles ils ont abordé les incontournables gestes atroces. Ces images l’ont accompagné longtemps après.
Non-criminellement responsable: «ça ne passe plus»
Il y a eu une cassure dans l’opinion publique après le premier procès de Guy Turcotte, fait-elle remarquer. «Ce procès a beaucoup fait mal à la psychiatrie et au verdict de non-responsabilité criminelle.»
Sans se prononcer sur ce cas précis, qu’elle n’a pas été appelée à évaluer, elle explique comment la maladie mentale peut altérer la réalité. «Dans la tête de l’individu en psychose, ses gestes forment un tout cohérent, qui échappe à la réalité qu’on connait. Un délire, c’est inébranlable.»
Ce n’est pas une science exacte que d’évaluer ces individus, ce qui mène parfois à des diagnostics opposés de différents experts. «On n’a pas de radiographies, de tests qui vont nous dire qu’à tel moment il était psychotique et qu’à un autre non.» Elle rappelle toutefois que la plupart des évaluations ne sont pas contestées.
Les médecins doivent tout de même être sensibles à leurs propres biais. Marie-Frédérique Allard, elle, doit être consciente de son penchant thérapeutique. «Je sais que je dois faire attention à ça. Je vais toujours me définir comme médecin avant tout. (…) C’est vrai que pour moi le traitement du patient est prioritaire. Si je vois quelqu’un qui a des psychoses qui détruisent son cerveau, je dois le traiter.»
Pas insensible
«Je ne vais plus voir les commentaires dans les journaux», laisse tomber la psychiatre. «Ça peut être dur et pour ma famille aussi. Il se dit toutes sortes de choses sur notre dos. Ce qui me rassure, ce sont mes collègues, mes patients. Les gens qui me connaissent m’encouragent.»
La psychiatre n’est donc pas insensible aux conséquences des gestes de ses patients, bien au contraire. «C’est terrible. Mais je ne peux pas aller dire ce que je ne pensais pas, même si je trouve ça écœurant ce qui s’est passé. (…) Nous sommes des humains. Certains psychiatres arrêtent parce qu’ils n’en peuvent plus. Je peux comprendre.»
Être psychiatre au quotidien demande de l’ouverture. «Il faut avoir une capacité à accueillir ce que les patients nous disent et voir ce qu’on peut faire pour les aider, en tentant de ne pas juger.»
Est-ce qu’elle acceptera de participer à d’autres procès dans les prochaines années? Peut-être, mais pour le moment, elle souhaite se concentrer sur son travail à Shawinigan et sur sa famille. Par temps libre, elle s’évade dans le sport, la musique, ou la lecture.