Une cicatrice sur ton terrain…

Chère Belgo,

Nous n’avons pas été assez présents, mobilisateurs, convaincants, ça coutait trop cher, ce n’était pas approprié, bref, on n’a rien pu faire pour empêcher la démolition d’un de tes bâtiments, le plus beau. Les pelles sont passées et le carnage a eu lieu.

Nos pères, grands-pères, oncles, tantes, mères, voisins y ont travaillé, ça faisait partie de notre quotidien dans l’imaginaire et l’empreinte territoriale était sa manifestation à la jonction des rivières qui justifiait son implantation. Le mur de brique, la passerelle, la corde de bois gigantesque et les ponts mystérieux évoquant des glissades d’eau géantes faisaient partie du paysage. Et oui, le paysage n’est pas seulement des parterres de gazon et des géraniums en fleur au mois de juillet, ou encore des collines bucoliques avec une rivière et deux/ trois holsteins en arrière-plan. Le paysage n’existe que pour l’observateur situé dans un cadre culturel. Il se définit par sa relation entre le monde domestique et le global insaisissable. Bref, par nos narratifs collectifs, nous sommes en partie le paysage.

Un de tes bâtiments est démoli, une partie de nous est partie, admettons-le, et admettons surtout qu’il y a un très gros prix à payer à cette perte. Cette perte est identitaire à l’échelle de la ville, région et nation. Mais dans le présent « ça coûtait trop cher, ce n’était pas beau, ça pourrait être quelque chose d’autre et surtout, c’était dangereux ! ». Des narratifs intériorisés qui démontrent aussi l’institutionnalisation d’une certaine dévaluation du patrimoine industriel. N’est-il pas temps que des questions paysagères soient engendrées collectivement et communautairement pour construire un territoire plus grand que des stationnements ou des carrefours de rassemblement de super-surfaceland ? On est dur et il faut l’être, le discours est d’actualité et le fer est chaud.  Dans une pensés de service écosystémique, les paysages culturels, au Québec, sont des fruits mûrs à récolter après avoir profité de ses ressources.

Dans son emplacement, ton site a aussi une patrimonialité, c’est pas juste un objet architectural situé sur un carrefour homogène et anonyme. Il est temps que nous pensions aussi notre milieu urbain en tant que manifestation de ce que nous sommes, forgés par ce paysage avec ses complexités, plutôt qu’en termes d’ingénierie, d’efficacité économique quantifiée et actuarielle.  Nous voyageons tous, avons mangé ou magasiné dans l’ancienne « locoshop » d’Angus à Montréal, ou apprécions les formes des silos du vieux port de la même ville.  Ou même, avons vu le travail de restauration dans la région de la Ruhr (Google: Emscher park) restauré avant le tournant du millénaire. Ici, en 2021, il fallait se débarrasser de tes murs croulants.

À l’ombre de ce désastre, les paysages culturels sont pourtant des leviers de développement à intérêt grandissant et une ressource impérative pour cette mouvance extramétropolitaine vers des habitats du mieux-être.  Juste regarder d’anciennes images de la côte St-Marc vers l’ancienne usine Alcan fait battre le cœur.  Des photos sont disponibles au Centre canadien de l’architecture (CCA) dans un travail de recherche sur Shawinigan et Arvida.

Ce long préambule dur pour poser ces questions : Est-ce que le carnage est terminé ? Avons-nous une chance de voir quelques vestiges de ce paysage industriel avoir un minimum de respect au-delà d’être un sujet sur des t-shirts ou des vidéos Facebook ? Nous avons une culture et sommes un peuple construit par les forêts, rivières, topographies d’escarpement et de collines, mais aussi de pâte à papier, d’aluminerie, et moulins. Juste à écouter Gilles ou Fred, au cas où l’oreille aurait préséance sur l’oeil.  Pour qu’aujourd’hui notre conscience dans ce lieu soit justifiée, il est impératif que des manifestations de ces éléments naturels et construits, le paysage culturel, s’imposent.

Et ton site n’est pas seulement aux Shawiniganais, pas plus que le paysage d’arbres anciens de la route des lacs entre St-Élie-de-Caxton et St-Mathieu-du-Parc n’appartenait à untel.  Les paysages sont collectifs. Repenser ton site en tant que ressource de paysage culturel au portail de la ville est aussi l’utiliser comme levier pour requalifier et revitaliser d’autre zones urbaines de proximité, dans un esprit d’économie circulaire et de mobilité active. Ça fait plus rêver et est davantage stratégique. S’il était jugé trop contraignant de conserver ton cœur, aurons-nous un minimum de vision et de sagesse pour mettre à profit l’enseignement de précédents, mettre à l’avant l’arrière-plan et proposer un avant-plan reflétant nos valeurs en articulant ce qui est encore préservable?

Des amis qui te veulent du bien et valorise ta présence, même amputé…

 

Martin Laferrière, Mario Hamelin et Suzanne Guillemettte